Nature et chasse en France : La grande confusion.

Un concert de satisfaction a salué la création récente d’une nouvelle réserve, la Réserve Naturelle Nationale du Haut-Rhône français. Cette création est le fruit d’une initiative du Conseil National de Protection de la Nature datant de ... 1978 ! Elle clôt une interminable lutte de trente cinq ans où les naturalistes et scientifiques de l’Ain, de l’Isère et de Savoie, sous la bannière de la Direction Régionale de l'Environnement (DREAL) et de la FRAPNA, ont dû déployer tous leurs savoirs et toute leur énergie à l’encontre des élus locaux et des chasseurs, pour obtenir, enfin, qu’un joli bout de belle nature soit mis à l’abri des agresseurs et des démolisseurs de tout poil : 1700 ha autour des bras sinueux du jeune Rhône. Saluons ensemble ces efforts récompensés. Ils disent la nécessité de ne jamais baisser les bras, l’inéluctable récompense à la ténacité de ceux qui se battent quand la lutte est au service des bonnes causes.

Il y a pourtant une nuance que je voudrais apporter ici sans altérer en rien les louanges précédentes. La lecture des  textes officiels  accompagnant la création de cette réserve le permet, elle y conduit tout droit. Dans un premier temps, le citoyen lisant ces textes est conforté dans l’idée qu’il se fait du rôle d’une réserve :

Les sites [de la Réserve Naturelle Nationale] sontsoustraits à toute intervention artificielle susceptible de les dégrader mais peuvent faire l’objet de mesures de réhabilitation écologique ou de gestion en fonction des objectifs de conservation : telle est la déclaration rassurante de la Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) Rhône-Alpes pour présenter la nouvelle réserve.

Mais dans un deuxième temps, au vu du décret portant création de cette Réserve, le lecteur comprend la nuance et commence à s’interroger. Il y apprend en effet que, s’il est interdit, dans la réserve, de porter atteinte aux espèces sauvages, de troubler ou de déranger les animaux par quelque moyen que ce soit (art. 3), de couper des végétaux et de les emporter (art. 4),  de jeter tout produit susceptible de nuire à l’intégrité de la faune (art. 6), il est en revanche permis de chasser. En effet, « sur l’ensemble du  territoire de la réserve naturelle, la chasse est autorisée conformément à la réglementation en vigueur, à l’exception des réserves de chasse …. » (art. 12). Le citoyen est donc autorisé à chasser dans la réserve naturelle, mais il n’a pas le droit de cueillir une pâquerette pour la porter au coin de ses lèvres. Disons avec humour qu’il manque, dans ce décret, un article qui serve de mémento sur l’art de chasser sans déranger, sans perturber, sans faire de bruit, sans tuer, sans emporter.

Pour être complet, ajoutons que les activités pastorales, agricoles, piscicoles (non commerciales) et forestières (vente de bois incluse) sont également maintenues dans cette nouvelle réserve naturelle. Il semble même que grâce à ce nouveau statut, ces activités bénéficient de conditions avantageuses à bien des égards et que leur impact négatif sur le milieu sera plus élevé qu'auparavant.

Alors on s'interroge. On mesure la confusion. De quelle réserve s’agit-il ? Qu’est-ce donc qu’une réserve ? Jusqu’à peu d’années encore, une réserve était un espace mis à l’abri des perturbations ou des dégradations observées alentour. Certaines réserves étaient intégrales, d’autres moins, mais toutes avaient une signification précise en termes de protection de la nature et de non dérangement par les activités humaines. Aujourd’hui, par une succession de dérives conceptuelles et sémantiques, un ensemble de lois telles que la loi sur le Développement des Territoires Ruraux (2005) ou la loi Giran sur les Parcs Nationaux (2006), liées à certains effets pervers de la décentralisation conduisent à une pénétration progressive des activités humaines au sein des espaces protégés. Désormais, ces espaces sont confondus avec l’ensemble de l’espace dont l’homme dispose pour répondre à la satisfaction de ses besoins les plus immédiats. Pour le dire plus crûment, les réserves doivent participer activement au bon fonctionnement économique de la région et répondre aux aspirations sociales de la population locale. Nous sommes loin du concept initial. La sociologie moderne a favorisé ces dérives en nous expliquant que la nature est le fruit de l’activité de l’homme sur la terre et qu’elle doit évoluer avec lui : la nature, c’est culturel, nous dit-on… ! Oubliant au passage que la nature a pré-existé à l’homme de quelques centaines de millions d’années et que si l’on veut parler de protection, le référentiel ne saurait être l’état de la nature telle qu’on peut l’observer aujourd’hui, mais davantage son état originel, au moins dans certaines limites. Faute de quoi, on finira par croire que les plus beaux exemples de nature sont donnés par les zoos, les champs de céréales à perte de vue et les jardins publics, au prétexte qu’ils sont la bonne illustration d’une juste adéquation entre l’homo economicus et la planète.

Le décret de création de la réserve naturelle nationale du Haut-Rhône français illustre cette dérive. On crée une réserve, répondant ainsi à une vraie demande sociale de protection de la nature, mais on y autorise les activités humaines répondant à d’autres demandes, parce que celles-ci ont une importance économique locale, ou parce qu’elles sont soutenues par de puissants groupes de pression, la chasse notamment. C’est ainsi désormais que les décideurs politiques français conçoivent la protection de la nature tout en faisant de grands discours sur la biodiversité (mais qui sait vraiment ce qu'ils veulent dire par là ? Le savent-ils eux-mêmes ?). La confusion se prolonge jusque dans la sémantique, puisqu’au sein de la réserve naturelle, on crée une "réserve de chasse et de faune sauvage". Réfléchissons un peu : une réserve de chasse est bien un espace sans chasse ; dans ce cas, une réserve de faune sauvage serait-elle un espace sans faune sauvage ? On mesure la confusion. Dans un tel charabia, que peut donc signifier une réserve de chasse et de faune sauvage ? A qui profite une telle confusion que l'on retrouve dans le décret de création de la Réserve : à l'intérieur de la Réserve Naturelle, on peut chasser sauf dans les réserves de chasse (art. 12) ... Allez comprendre un peu ! Consciemment ou pas, cette confusion permet de dissimuler, derrière des apparences de protection, une politique de soumission à tous les groupes de pression possible, cynégétiques entre autres.

Le cas du Haut-Rhône n’est qu’un exemple, c’est le dernier en date. Ailleurs, et pour rester sur le thème de la confusion entre chasse et protection de la nature, le Conservatoire du Littoral et des Rivages lacustres s’est également bien illustré. La Camargue, que l’on présente volontiers comme un haut lieu de protection vis-à-vis de nos partenaires européens, vient de donner lieu à une importante transaction : 6000 ha de marais salants ont été acquis pour une somme totale d'environ 600 millions d'euros par le Conservatoire qui a bénéficié, pour cette acquisition, de financements complémentaires provenant notamment du Conseil Régional Provence-Alpes-Côte d'Azur, du Conseil Général des Bouches du Rhône et de la Municipalité d’Arles. Voilà de quoi se réjouir : je me souviens en effet avoir vivement souhaité ce type d’acquisition des espaces à forte signification naturelle par les collectivités territoriales (nationales et locales). Car on a pu mesurer que les dégradations de nature en Camargue étaient beaucoup plus fréquentes et dévastatrices lorsqu'elles avaient lieu sur des espaces  privés que sur des espaces publics, parce que le bien privé est directement soumis aux lois du marché, et donc de la rentabilité, alors que l'espace public doit d'abord répondre aux exigences de l'intérêt général. Mais les temps ont changé. Le concept de « chasse durable » s’est imposé depuis, initié et soutenu par les plus hautes instances de protection de la nature en France ( ... !) afin de favoriser la demande cynégétique tout en gagnant en respectabilité (et financements ?) institutionnels : de même qu'avec le soi-disant "développement durable", il suffirait d'ajouter l'adjectif "durable" à l'activité "chasse" pour lui donner les vertus que l'on attend d'elle.

Dans le cas présent, le résultat est patent : sur les 6000 ha de marais et d'étangs achetés par le Conservatoire du Littoral, 3000 ha, donc la moitié, sont offerts aux chasseurs locaux pour qu'ils puissent y chasser. Et ces chasseurs réclament par ailleurs un droit de regard sur la gestion hydraulique de l’autre moitié du territoire qui leur échappe afin de mieux contrôler les niveaux et salinité de l'eau sur la partie qui les concerne ! Situation ubuesque : le citoyen, c’est-à-dire chacun de nous, paye des impôts avec lesquels la collectivité achète des espaces au nom de la protection de la nature (c’est bien ainsi qu’est perçu le Conservatoire du Littoral) et l’usage de cet espace est discrètement donné pour moitié à un groupe de 110 chasseurs locaux ! En clair, nous, citoyens, avons payé avec nos impôts 300 millions d'euros pour faire un cadeau sur un plateau d'argent à 110 chasseurs ... Il faut lire et relire ces chiffres pour mesurer le caractère ahurissant et inique de la situation. Nous ne sommes pas loin, me semble-t-il, d’un détournement de fonds publics : un bien collectif acquis sur des fonds publics affecté aux intérêts particuliers des chasseurs qui représentent moins de 2% de la population française. Il paraît que ces 3000 ha affectés à la chasse demeurent néanmoins ouverts au grand public, mais je n’ai vu aucune annonce, aucune pancarte le signalant et je souhaite bonne chance à celui qui s’y aventurerait. Rassurons-nous, le risque est minime : combien d’arlésiens, combien de camarguais savent que la moitié des espaces acquis avec leurs impôts au nom du Conservatoire ont été affectés à la chasse ? En la matière, la discrétion est totale aussi bien au niveau de la presse, au niveau des institutions territoriales, politiques et associatives locales qu'au niveau de la Direction Régionale du Conservatoire.

Un seul cas ne suffisant pas, le même Conservatoire du Littoral vient d’acquérir pour près de 50 millions d'euros une autre propriété camarguaise, une grande chasse de 600 ha environ (les Grandes Cabanes du Vaccarès) dont il a confié la gestion à l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage. Cet organisme public (l'ONCFS) en a fait une chasse dite « pilote » où viennent chasser les hauts fonctionnaires de l’Office et quelques hobereaux politiques et cynégétiques locaux ... Il me semble que, là encore, nous sommes en droit de nous poser des questions sur ce type de privilèges accordés à des personnalités venant chasser sur un espace public acquis avec des fonds publics (nos impôts) dans une perspective de protection de la nature. Ne sommes-nous pas en face d'un autre exemple de détournement de fonds ? Sans doute la question mérite-t-elle d'être posée publiquement. Mais là encore, la discrétion est de mise par tous ceux qui sont censés apporter l'information au public : combien d’arlésiens, combien de camarguais sont au courant ?

Toujours en région PACA, la création récente du Parc National des Calanques a mis en évidence la même confusion entretenue entre chasse et nature au point que celui qui veut se promener dans le Parc avec son chien en liberté n’a pas de meilleure solution que de prendre son permis de chasse !

La liste est longue de cas similaires. Avec l’appui des nouvelles lois, on a dégradé systématiquement tous les statuts des espaces protégés (Réserves, Parcs Nationaux, Parcs Régionaux), on a créé dans les textes législatifs et dans l’opinion publique une confusion entre protection et exploitation de la nature au titre d’une meilleure adaptation de notre vie à notre environnement. D'un côté on tente de nous faire croire que l'on prend en compte les problèmes environnementaux, on organise un majestueux Grenelle de l'Environnement avec force tapage médiatique, et de l'autre on vide les textes de leur substance en donnant la priorité aux intérêts mercantiles et politiques des groupes de pression les plus puissants (et la chasse est un de ces groupes de pression). Dans cette bouillie devenue aussi perverse qu’infâme, on veut nous faire croire que nous sommes sur une voie de progrès, sur la voie de "sauvegarde de la biodiversité". C'est une mascarade, un subterfuge honteux.  En tant qu’homme, en tant que citoyen, en tant que biologiste et scientifique, je m’inquiète devant cette capitulation face aux exigences de la protection de la nature qui, dans ce cas précis, se fait au profit des chasseurs.

C’est pourquoi je l’écris, je crie AU FOU et je dis NON à cette capitulation.

Je peux le faire d’autant plus librement que je ne participe pas (plus) à ces Commissions, Conseils, Réunions où il faut se battre inlassablement contre la mauvaise foi afin d’obtenir un iota de satisfaction en faveur de la nature. Je l’écris sans oublier qu’à côté de la chasse, bien d’autres menaces liées à d'autres groupes de pression trempent dans cette bouillie où l’on noie la protection de l’environnement. Je l’écris en espérant apporter au moins un brin de soutien à tous ceux qui sont aujourd’hui directement et courageusement engagés dans ces luttes au service de la nature.

Alain Tamisier,

Chercheur CNRS à la retraite

Arles, 22 mars 2014

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